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V – Le XIX siècle

Nous n’avons pas fait non plus pour cette période les recherches détaillées (et très longues) qui nous auraient permis peut-être de reconstituer en partie la vie des Sennevillois. Nous nous sommes contentés de présenter quelques actes notariés qui nous ont semblés intéressants.

Une étude assez précise serait possible grâce à un livre régional célèbre : Statistiques de l’arrondissement de Mantes, par Armand Cassan. Ce dernier était sous-préfet de Mantes et publia son ouvrage en 1833. Il faut parfois vérifier ses affirmations, mais il nous donne de très précieux renseignements sur la population, l’agriculture, les industries… Toutefois, ces renseignements ne sont pas propres à Senneville et nous vous renvoyons, si cela vous intéresse, à cet ouvrage "classique".

Les recensements de la population nous permettent d’obtenir de nombreux renseignements. Ainsi, nous pouvons savoir quelles étaient les activités professionnelles des Sennevillois.

En 1844, sur 274 habitants, il y a 31 cultivateurs, 2 journaliers, 3 domestiques, 4 maçons, 2 charpentiers, 2 charrons, 3 meuniers, 1 cantonnier, 2 tailleurs, 2 tisserands, 1 marchand d’habits, 1 marchand de vin, 1 garde-champêtre, 1 blanchisseuse, 1 couturière, 1 "bureau de tabac", 1 bourgeois, 1 mendiant (ce sont les termes inscrits dans la colonne professions).

Au recensement de 1856, l’expression "bourgeois" est remplacée par "rentier", celle de "mendiant" par "sans profession" avec entre parenthèses "vagabond".

Nous pourrions faire une étude de la structure des familles :

En 1844, par exemple, 39% des familles n’ont qu’un enfant, 30% deux enfants (ceci est dû à une forte mortalité infantile et à une natalité précocement en baisse à Senneville) ; une famille a 6 enfants, deux en ont 11.

En 1872 (les recensements antérieurs ne donnent pas les lieux de naissance), nous savons que, sur 254 habitants, il n’y en a que 32 nés hors du village ; 16 sont des épouses de Sennevillois, l’une vient de l’Eure, l’autre de la Sarthe, la troisième de la Bretagne, toutes les autres des villages très proches ; 6 Sennevilloises ont des époux venant au plus loin de Mézières. Les autres "étrangers" sont des domestiques, des journaliers, les deux instituteurs, un rentier, ainsi que leurs femmes.

Nous pouvons, à partir de 1851, connaître la religion des habitants :

Sur 284 personnes, il y avait 87 adultes protestants, tous les autres sont catholiques (à la Plagne et Fresnel, il n’y a que des catholiques, à Guerville, un protestant sur 365, à Gros Moulu, 2 protestants sur 15 personnes). Ce recensement des religions ne durera pas.

En 1865, on recense le niveau culturel : sur 750 habitants dans toute la commune, 380 (dont 213 femmes) ne savent ni lire ni écrire ; 84 savent seulement lire (dont 22 femmes) et 286 (dont 118 femmes) savent lire et écrire.

Et, bien sûr, nous connaissons les noms de famille, les prénoms souvent si jolis. Ainsi, dans une famille de six enfants, le fils unique s’appelle Thomas, Prosper ; les filles, Marguerite-Constance, Alexandrine-Marie, Adélaïde-Anastasie, Marie-Appolonie et Marie-Augustine.
Les prénoms féminins sont variés : Euphrasie, Célestine, Cécile, Elise, Justine, et sont presque toujours associés à celui de Marie.
Le prénom masculin le plus fréquent est celui du patron du village : Jean-Baptiste ; on trouve aussi beaucoup de François, Pierre, Jacques, Michel, Louis…

Dans les années 1830, Senneville fut le théâtre d’évènements religieux assez étonnants.

Le protestantisme à Senneville

Vers 1835, il règne à Senneville un esprit de "contestation" comme nous dirions aujourd’hui.
Les Sennevillois veulent se séparer de la commune de Guerville. Les intérêts locaux ne sont pas les mêmes. Nous avons retrouvé, parmi les papiers de Monsieur Lucien Turpin, les "brouillons" de deux lettres adressées l’une au sous-Préfet, l’autre à monseigneur l’Evêque de Versailles, datant du 30 décembre 1837, lettres par lesquelles les habitants de Senneville demandaient la séparation d’avec Guerville et l’érection de Senneville en commune (comprenant Fresnel, Gros Moulu et la Plagne). S’agit-il de l’essai d’une seconde tentative, car dans les papiers officiels, c’est en 1836 que les Sennevillois demandèrent à faire sécession ; cette demande fut repoussée en mai 1836, car l’enquête faite par le Juge de Paix de Mantes aboutit à la conclusion que la majorité était opposée à la sécession.

Voici ce texte :

… à Monsieur le sous-Préfet de l’arrondissement de Mantes (Seine et Oise)
Monsieur le sous-Préfet,
Les soussignés : Tétréau Jean-Baptiste, Turpin Etienne, Harang Louis, Gautier Auguste, membres du Conseil municipal de la commune de Guerville, demeurant à Senneville et à la Plagne, ont l’honneur de vous exposer :
Que depuis longtemps, les hameaux de Senneville, Fresnel, gros Moulu et la Plagne, ont des intérêts locaux opposés à ceux de la commune de Guerville et, pour ces motifs, il (sic) demande à être distrais de Guerville pour former et ériger en commune dont le siège chef lieu serait Senneville et la population agglomérée de cette nouvelle commune serait de cinq cent quinze habitants et que la population de Guerville serait encore de quatre cent quatre vingt…

Les Sennevillois sont, en outre, mécontents du curé de Guerville : l’abbé Glochon ; on lui reproche d’exiger une redevance spéciale pour dire la messe à Senneville ; on le dit grossier et brutal. Or, au même moment, un colporteur nommé "Chat botté", habitant Vaux-les-Huguenots (hameau d’Aubergenville où des protestants étaient demeurés après 1815) parlait de la doctrine protestante et distribuait des bibles.
Enfin, des Sennevillois connurent (nous ne savons comment) la doctrine de l’abbé Châtel que l’on appelait "église française" (le catholicisme orthodoxe étant parfois appelé église romaine).
L’abbé Châtel est un curieux personnage. Né à Gannat (Allier) en 1795, il fut d’abord curé de campagne, puis il fut aumônier dans un régiment de la garde royale. Peu avant 1830, il fut interdit pour prédication peu orthodoxe.     A partir de  1830, il prêcha une religion que l’on désigne par l’expression "église française". La doctrine en est assez confuse. On y trouve des aspects proches du protestantisme, d’autres proches de certaines formes de pensée politique, libérales et sociales de l’époque. L’abbé Châtel établit le texte complet de "messes" : de l’anniversaire de la Patrie, de la Femme, de l’anniversaire de Napoléon (voir quelques extraits en annexe). On honore Saint-Vincent de Paul, Confucius et Socrate…

16 Œuvres de l’abbé Chatel      17 Procès de l’abbé LaverdetProcès de l’abbé Laverdet

L’abbé Châtel fit une première tentative sans succès à Sarcelles. A Saint-Prix, près d’Andilly, ses prédications suscitèrent quelques agitations et l’on interdit au "culte français" de s’installer dans les églises catholiques. L’abbé Châtel et ses disciples durent chercher des locaux privés. On les retrouve à Ermont en 1832, à Cormeilles-en-Parisis en 1833-34, à Verrières en 1836, à Arpajon, Meulan, Saint-Germain en 1838.

Mais c’est à Senneville que, curieusement, la doctrine de l’abbé Châtel rencontre le plus d’écho.
En septembre 1835, 87 Sennevillois demandèrent à l’abbé Heurtault, disciple de l’abbé Châtel, de venir à Senneville.

Voici le texte de leur lettre :

… A Monsieur l’abbé Heurtault, prêtre catholique français
Les habitants de la commune de Guerville, propriétaires et domiciliés de la dite commune, ont l’honneur de vous exposer, Monsieur, que leurs intentions d’avoir un prêtre catholique français, vu que le prêtre catholique romain nous produit dans notre commune une désunion considérable, dont nous dédaignons de vous en citer les faits, dont cela fait horreur. C’est par ce motif puissant, déduit ci-dessus que nous vous demandons, Monsieur, comme à notre père, de faire pour nous et en notre nom, auprès de S.M. Louis-Philippe, de vouloir bien nous laisser jouir en paix des bienfaits de la Providence, en nous donnant un prêtre français, attendu que la commune possède deux églises et deux presbytères, dont une église et un presbytère ne sont point occupés et que le prêtre romain qui sert la dite commune se refuse à faire aucun exercice de religion dans la dite église. Que ce sera la seule cause qui peut mettre l’union dans la commune et concilier les habitants…
… Guerville, le 14 septembre 1835 …

87 signatures, dont celles de conseillers municipaux : Berteaux, Laviney, Tétréau, Volland, Hautier, Cosson et Turpin adjoints.

Les premières réunions se tenaient dans la chapelle Saint-Germain de Secval, mais celle-ci étant trop petite, des Sennevillois décidèrent de construire un temple. Le terrain fut donné par Monsieur Tétréau, les matériaux furent également donnés et, par corvées volontaires, en 27 jours seulement, 50 habitants environ construisirent le Temple.

18 Le Temple       19  Le cimetière protestant 

Celui-ci appartenait en "copropriété" à tous ceux qui avaient contribué à sa construction. Plus tard, les "parts" furent rachetées par deux de ses fondateurs.

Mais l’abbé Heurtault fut remplacé par l’abbé Gaillard qui abjura rapidement (dès avril 1836) le culte français.
Il fut remplacé par l’abbé Marandel, mais celui-ci faisait scandale (il niait l’Eucharistie, buvait et faisait des dettes) ; il abjura à son tour et c’est alors que l’abbé Auzou (ancien disciple de l’abbé Châtel, mais récemment séparé de lui), envoya à Senneville en mars 1837 l’abbé Laverdet.

Inutile de dire que tous ces événements avaient suscité beaucoup de curiosité (le maître de poste de Mantes, Mr Lebigre, par exemple, entra dans le Temple "par curiosité" nous dit-il, lors du procès Laverdet) et pas mal de remous. Le sous-Préfet de Mantes, Armand Cassan, s’était abstenu d’intervenir. Il avait accepté l’alignement du temple, avait envoyé un architecte de la sous-préfecture pour en vérifier la solidité : trois crampons de fer furent reconnus nécessaires pour consolider le plafond … les Sennevillois en mirent cinq …
Labbé Laverdet - et Mr Charon qui l’avait accompagné à partir de Paris - furent accusés d’association illicite et l’abbé "d’usurpation de costume" ; il célébrait les offices avec les vêtements des prêtres romains. En fait, on reprochait surtout au nouveau culte d’être à l’origine de désordre : "vous allez porter le trouble et l’anarchie dans ce malheureux village" dit le nouveau sous-Préfet à l’abbé Laverdet. Les plaidoiries, lors du procès, montrent bien les aspects fondamentaux de la question.

Procès de l’abbé Laverdet

Plaidoirie de Me Ferdinand Barrot avocat de l’abbé Laverdet :

"Messieurs,
Il y a peu de mois encore, ainsi que vient de le rappeler Mr le Procureur du Roi, j’étais appelé à défendre le principe de la liberté religieuse, compromis dans une poursuite judiciaire. Malgré la vérité, la sainteté du droit que nous réclamions, nous avons succombé. Il était facile de prévoir dès ce moment que cet échec serait un point de départ, et, si j’ose le dire, un point d’appui à ces violations nouvelles contre lesquelles je viens de nouveau protester aujourd’hui. Il faut le reconnaître, lorsqu’une fois un principe a fléchi, on peut dire que c’en est fait de ce principe, que c’en est fait du droit qu’il devait protéger. L’arbitraire, ainsi que tous les faits de ce monde, est soumis à une logique fatale qui lui interdit de rester à moitié route dans ses envahissements et qui le force à trouver dans le premier pas qu’il a osé, la raison incessante et impérieuse du progrès dans lequel il est enchanté "…

Réquisitoire de Mr le Procureur du Roi :

"Messieurs
La liberté des cultes est un des droits les plus sacré qui soient garantis par la Charte. Cette liberté, proclamée en 1791 par l’Assemblée Constituante, a été depuis cette époque jusqu’à nos jours sanctionnée par toutes les lois et toutes les institutions qui se sont succédées. Le temps a consacré cette conquête de la révolution ; elle est d’ailleurs devenue une nécessité dans un pays où l’on professe plusieurs religions ; elle est entrée dans nos mœurs comme principe constitutionnel et aucune puissance ne saurait nous la ravir. Mais cette liberté des cultes doit-elle avoir un privilège que ne possède aucune autre liberté, celui d’être absolue et de n’être soumise à aucune formalité qui garantisse la tranquillité publique ?"…
… L’abbé Laverdet fut condamné …

Jugement du 20 avril 1837 :

"Le Tribunal… condamne solidairement les prévenus, savoir : Laverdet à 50F d’amende, Charon à 25F de la même peine et les condamne aussi solidairement aux dépens, taxés à 102F 87 ; déclare en conséquence dissoute l’association religieuse de Senneville"…
… Messieurs Laverdet et Charon firent appel …

Jugement du 23 juin 1837 :

"Le Tribunal… dit qu’il a été bien jugé par le jugement dont est fait appel et condamne les appelants aux dépens"…
… Monsieur Laverdet se pourvoit en cassation …

Audience du 22 juillet 1837 :

"La cour rejette le pourvoi et condamne en outre le réclamant à 150F d’amende et aux dépens"…

Mais les Sennevillois ne cédèrent pas… Pendant cinq ans, le temple fut fermé, des manifestations eurent lieu lors des enterrements des adhérents de l’église française. Ainsi, lors de l’enterrement de Denis Lecomte, le maire de Guerville demanda aux gendarmes d’interdire au prêtre "français" de prononcer un discours, mais à l’enterrement d’Etienne Beaujeant, il y eut un tel cortège - "on n’aurait pu perdre une pièce de monnaie tant on était serré " dit un témoin- que les gendarmes laissèrent faire.

Finalement en 1842, de nombreux Sennevillois adhérèrent au protestantisme. L’église "française" avait entièrement disparue en 1857.

Le Temple désormais protestant rouvrit ; une école protestante fut créée, ce qui poussa les catholiques à ouvrir une école à leur tour en 1746. En 1848, il y avait 150 protestants sur 180 adultes de sexe masculin.
Le nombre des protestants ne cessa de diminuer par la suite. Pour éviter d’être enterrés à l’écart dans le cimetière, les protestants créèrent leur propre cimetière qui existe toujours.
L’école protestante fonctionna jusqu’en 1906. Le temple fut vendu en 1961 par le consistoire de Mantes à qui il appartenait et il est devenu propriété de la commune.

Cet épisode particulièrement original mériterait une étude plus approfondie.

Annexe 1 : Extrait du résumé de la profession de foi de l’église évangélique française

  • L’église catholique réformée (sous la dénomination d’église évangélique française) professe la foi catholique primitive dans toute sa pureté…
  • Elle rejette la papauté et l’épiscopat comme étant contraire à l’institution du christianisme ; sa hiérarchie ne se compose, comme dans la primitive église, que de prêtres et de diacres…
  • Elle reconnait la divinité de Jésus-Christ et généralement tous les mystères et sacrements contenus d’une manière plus ou moins explicite dans le nouveau Testament…
  • Elle célèbre l’office divin et administre les sacrements en langue vulgaire…
  • Elle ne croit pas que les prêtres doivent faire une classe à part dans la société par un célibat forcé que condamnent les préceptes de l’Evangile, aussi bien que les lois de la nature…
  • Elle croit à des peines et des récompenses dans la vie future puisque dieu a laissé aux hommes dans celle-ci la faculté de faire le bien et le mal ; mais elle tient pour folle et présomptueuse l’intelligence humaine qui cherche à pénétrer le mystère de l’éternité…

Annexe 2 : Extraits de quatre "messes" rédigées par l’abbé Châtel

  • Prière pour le chef de l’Etat :

Dieu des nations, tu créas tous les hommes égaux ? Tu accueilles au pied de ton trône et le prolétaire et l’homme puissant. Tu souris au juste et la vertu seule fait pencher la balance immortelle.

  • Messe pour la fête de la Patrie :

Introït : Dieu des nations, écoute les vœux de tes enfants. Tous nos cœurs, remplis de l’amour de la Patrie s’offrent à toi… Prions : ô Patrie, ouvrage du Créateur et mère des peuples qu’il fait naître en son sein, c’est pour ta prospérité, ton bonheur et ta gloire que nous implorons l’Etre des êtres… Epître aux chrétiens : adorer Dieu, servir la Patrie, chérir son semblable, voilà la religion…

  • Messe anniversaire pour les amis de l’humanité :

Prions, Toi qui rendis la charité si douce aux cœurs généreux, daigne approuver le souvenir qu’aujourd’hui nous consacrons aux philanthropes…

  • Messe de la Femme :

Post-communion : Homme assez à plaindre pour ne pas savoir de quel prix est la femme, que la rougeur de la honte couvre ton front altier…

  • Messe anniversaire pour Napoléon :

Epître aux chrétiens : Mes frères, célébrons l’anniversaire de l’homme le plus grand peut-être qui soit jamais sorti des mains du Créateur. Il était homme, comme tel il commit des fautes, et ces fautes, oh, mes frères, étaient grandes, mais apposons-leur son génie, le Code Civil, le port de Cherbourg, celui d’Anvers, les routes miraculeuses du Mont-Cenis, du Simplon, la France si grande et si glorieuse…